PROLOGUE

 

 

 

Un peu plus de cent jours après le début de sa quarantième année de réclusion, Dajeil Gelian reçut, dans sa tour isolée dominant la mer, un avatar du gros vaisseau qui était sa demeure.

Au loin, parmi les lourdes vagues grises sous les bancs de brume à la dérive, les masses lentes de quelques-uns des plus gros habitants de la petite mer glissaient et caracolaient. Des jets de vapeur sortaient des orifices respiratoires de ces animaux en exhalaisons brutales qui s’élevaient comme des geysers fantomatiques et immatériels au milieu des vols d’oiseaux accompagnant le banc. Les volatiles se dispersaient en criaillant, à tire-d’aile, puis décrivaient des cercles et revenaient dans l’air froid. Plus haut, surgissant des nuages teintés de rose ou y rentrant, d’autres créatures minuscules, ressemblant elles-mêmes à de petits flocons de nuages, se déplaçaient lentement, tels des dirigeables ou des cerfs-volants évoluant dans la haute atmosphère, leurs ailes ou baldaquins déployés, se réchauffant dans la lumière aqueuse d’un jour nouveau.

Cette lumière provenait d’une ligne et non d’un point du ciel, car l’endroit où vivait Dajeil Gelian n’était pas une planète. Ce filament unique d’incandescence floue prenait naissance à l’horizon lointain, du côté de la mer, pour traverser le ciel et disparaître derrière la crête feuillue d’une falaise de deux mille mètres de hauteur, à un kilomètre en arrière de la grève et de la tour isolée. À l’aube, la ligne-soleil pouvait donner l’impression de s’élever de l’horizon tribord ; à midi, elle se trouvait juste au-dessus de la tour ; et le soir, elle semblait disparaître dans la mer à bâbord. En ce milieu de matinée elle était à mi-hauteur dans le ciel, formant un arc brillant qui évoquait une corde à sauter tournant lentement sans fin au-dessus du jour.

De chaque côté de la barre de lumière jaune-blanc, on pouvait voir le ciel, le vrai, celui qui se trouvait au-dessus des nuages. C’était une superprésence tangible, d’un brun foncé, évoquant bien les pressions et les températures extrêmes qu’il confinait, où d’autres créatures animales évoluaient dans un environnement vaporeux aux chimies complètement toxiques pour celles d’en bas, mais qui reflétait, aussi bien en densité qu’en forme, la mer grise ridée par les vents.

Les vagues déferlaient ligne après ligne sur la grève de galets gris, venant battre les débris usés de coquillages, de petits fragments de carapaces vides, des brins fragiles de varech mouchetés par la lumière, des esquilles de bois polies par l’eau, des galets criblés de pierre ponce, pareils à des billes délicates en os spongieux, et tout un assortiment varié de vestiges marins collectés sur une petite centaine de planètes différentes éparses à travers toute la vaste galaxie. Des embruns s’élevaient là où les vagues s’écrasaient contre la grève, et portaient l’odeur saline de la mer à travers la plage et l’enchevêtrement épineux de broussailles qui la bordaient, par-dessus le petit mur de pierre qui protégeait un peu le jardin de la tour donnant sur la mer, délivrant par intermittence – en épousant les pierres du muret et en escaladant le haut mur par-delà – leur fort parfum iodé au jardin intérieur où Dajeil Gelian entretenait des tapis de fleurs brillamment déployées et des fûts bruissants, demi-nains, des arbres-épines et des arbuissonniers ombrophiles.

Elle entendit tinter la clochette de la barrière côté terre, mais elle savait déjà qu’elle allait avoir de la visite, car l’oiseau noir Gravious le lui avait annoncé en fondant du haut du ciel brumeux quelques minutes plus tôt pour croasser : « Compagnie ! » à son intention malgré la présence dans son bec de toute une série de proies grouillantes avant de repartir à la recherche d’autres insectes volants à mettre dans son garde-manger d’hiver. Elle avait hoché lentement la tête en regardant s’éloigner l’oiseau, les reins cambrés, les mains sur le haut des fesses. Machinalement, après cela, elle avait caressé, à travers le riche tissu de sa robe, son abdomen enflé.

Le message crié par l’oiseau n’avait pas besoin d’être plus détaillé. Depuis quarante ans qu’elle vivait seule ici, Dajeil n’avait jamais reçu qu’un seul visiteur, et c’était l’avatar du vaisseau qu’elle considérait comme son hôte et protecteur, et qui était actuellement en train d’écarter rapidement, méthodiquement, les branches des arbres-épines en s’avançant dans l’allée côté terre après la barrière. La seule chose qu’elle trouvait surprenante était que son visiteur eût choisi ce moment pour venir ici. L’avatar lui rendait régulièrement visite, comme s’il passait par là au cours d’une promenade au bord de l’eau, tous les huit jours environ, pour une brève période de temps, et il venait aussi, en principe, pendant plus longtemps, prendre avec elle le petit déjeuner, le repas de midi ou le dîner, selon le cas, tous les trente-deux jours. D’après ce calendrier, Dajeil ne s’attendait pas à une visite du représentant du vaisseau avant cinq jours.

Elle remit soigneusement en place une mèche de ses longs cheveux noirs comme la nuit derrière son bandeau tout simple et hocha la tête en direction de la haute silhouette qui s’avançait entre les troncs noueux.

— Bonjour ! cria-t-elle.

L’avatar du vaisseau s’appelait Amorphia, ce qui, apparemment, avait une signification raisonnablement profonde dans un langage que Dajeil ignorait et qu’elle n’avait jamais considéré comme valant la peine d’être appris. Amorphia était une pâle créature androgyne d’une maigreur quasi squelettique. Il dépassait d’une bonne tête Dajeil, qui était elle-même grande et mince. Durant la dernière douzaine d’années, l’avatar avait pris l’habitude de se vêtir entièrement de noir. Il lui apparaissait à présent en guêtres noires, tunique et pourpoint noirs, avec, sur ses cheveux blonds coupés court, une calotte également noire. Il l’ôta pour la saluer avec un sourire qui semblait un peu incertain.

— Dajeil, bonjour. Vous allez bien ?

— Je vais très bien, merci, répondit-elle.

Elle avait depuis longtemps renoncé à protester contre ou à se laisser démonter par ce genre d’aménité probablement redondante. Elle avait toujours la conviction que le vaisseau la surveillait d’assez près pour savoir avec précision comment elle allait – et elle était toujours en parfaite santé, de toute manière –, mais elle acceptait volontiers de jouer le jeu en faisant comme si elle n’était pas épiée en permanence. Elle n’allait cependant pas jusqu’à s’enquérir de ce qui pouvait représenter l’équivalent de la santé d’une entité anthropomorphe fabriquée par le vaisseau et dont la seule activité – pour ce qu’elle en savait – consistait à assurer le contact entre le vaisseau et elle. Elle aurait pu également demander des nouvelles de la santé du vaisseau, mais elle s’en abstenait.

— Voulez-vous que nous entrions ? demanda-t-elle.

— Oui, merci.

 

L’étage supérieur de la tour était éclairé, d’en haut, par le dôme de verre translucide de la construction, qui donnait sur un ciel de plus en plus gris et nuageux, et, latéralement, par des écrans holographiques, à la lumière douce, qui affichaient, pour un tiers, des scènes sous-marines à la coloration bleu-vert, où évoluaient généralement quelques-uns des gros mammifères et poissons qui peuplaient la mer au-dehors. Le deuxième tiers montrait des images brillantes de nuages cotonneux, lourds de vapeur d’eau, avec les énormes créatures volantes qui jouaient parmi eux. Et le troisième tiers semblait plonger – sur des fréquences inaccessibles de manière directe à l’œil humain – dans le chaos dense et obscur de l’atmosphère d’une géante gazeuse, tenue sous la pression nécessaire dans le ciel artificiel, où évoluaient des bêtes encore plus étranges.

Entourée de couvertures, de coussins et de tapisseries somptueusement décorés, Dajeil, étendue sur sa couche, tendit la main en direction d’une table basse en os sculpté et versa d’une carafe en verre une infusion de plantes dans un gobelet de cristal entouré d’un filigrane d’argent. Puis elle se laissa aller en arrière tandis que son invité s’asseyait gauchement au bord d’un délicat fauteuil en bois, prenait dans sa main le gobelet plein jusqu’au bord, regardait la pièce autour de lui et portait le verre à ses lèvres pour boire. Dajeil lui sourit.

L’avatar Amorphia était délibérément conçu pour ne ressembler ni à un homme ni à une femme, mais à un mélange artificiel des deux, aussi parfait que possible. Le vaisseau n’avait jamais prétendu que son représentant fût autre chose que sa créature à part entière, avec une existence propre intellectuellement réduite à sa plus simple expression. Néanmoins, la femme en elle s’amusait toujours de découvrir des moyens à sa modeste mesure de se prouver que cette personne tout à fait humaine en apparence était, en réalité, loin de l’être.

C’était même devenu l’un des petits jeux auxquels elle se livrait en privé avec la créature cadavéreuse et asexuée. Elle lui tendait un verre, un gobelet ou une tasse plein à ras bord, et parfois plus que plein, d’un liquide approprié que seule la tension superficielle empêchait de déborder, et observait Amorphia en train de le porter à sa bouche pour l’aspirer du bout des lèvres sans jamais en laisser tomber une goutte ni donner l’impression qu’il consacrait une attention particulière à l’opération. Exploit qu’aucun humain à sa connaissance n’aurait jamais réussi à accomplir.

Elle sirota son infusion, heureuse de sentir couler dans son gosier la chaleur bienfaisante. L’enfant bougea en elle, et elle tapota tout doucement son ventre, sans y penser vraiment.

Le regard de l’avatar semblait rivé sur l’un des écrans holo en particulier. Elle roula sur son divan pour regarder dans cette direction et découvrit, sur deux moniteurs affichant l’environnement de la géante gazeuse, une série d’actions violentes. Un banc de créatures appartenant au sommet de la chaîne alimentaire de l’habitat – des prédateurs à la tête triangulaire comme une flèche, aux ailerons de missile, laissant échapper des gaz par leurs orifices d’orientation – évoluait sous différents angles, tombés d’une colonne de nuages pour fondre, à découvert, sur un groupe d’animaux ressemblant vaguement à des oiseaux, paisiblement occupés à brouter au bord d’un tapis nuageux ascendant. Les créatures aviaires s’égaillèrent aussitôt, certaines s’écroulant et tombant, d’autres battant frénétiquement des ailes pour s’éloigner, d’autres encore disparaissant, réduites en boule par la peur, à l’intérieur du nuage. Les prédateurs bondissaient et sautaient sur elles, la plupart du temps sans succès, mais réussissant parfois la jonction en plein vol dans un accéléré de battements d’ailes, de morsures, de griffures et de massacre frénétique.

Dajeil hocha lentement la tête.

— C’est l’époque de la Migration, là-haut, dit-elle. La saison de la reproduction approche.

Elle vit un brouteur se faire déchirer et dévorer par deux prédateurs-missiles.

— Trop de bouches à nourrir, dit-elle d’une voix tranquille en détournant la tête.

Elle haussa les épaules. Elle reconnaissait certains de ces prédateurs, à qui elle avait donné des surnoms, bien que les créatures qui l’intéressaient vraiment fussent beaucoup plus grosses et lentes. Les prédateurs les laissaient généralement tranquilles. C’étaient, en quelque sorte, les parents gigantesques, plus bulbeux, des infortunés brouteurs.

Dajeil avait, en plusieurs occasions, discuté avec Amorphia des diverses écologies contenues dans les habitats du vaisseau. L’avatar s’était montré courtoisement intéressé, mais franchement ignorant à ce sujet, bien que les connaissances du vaisseau concernant les écosystèmes fussent, bien entendu, totales. Les créatures, après tout, faisaient partie intégrante du vaisseau, qu’on les considère comme des passagers ou comme des animaux domestiques. Tout comme elle-même, se disait parfois Dajeil.

Le regard d’Amorphia demeurait fixé sur les écrans affichant le carnage qui se déroulait dans le ciel au-delà du ciel.

— Spectacle magnifique, n’est-ce pas ? fit l’avatar en buvant une gorgée de son infusion.

Il jeta un coup d’œil à Dajeil, qui avait pris un air étonné.

— En un sens, se hâta d’ajouter Amorphia.

Elle hocha de nouveau la tête.

— En un sens, oui, bien sûr, dit-elle.

Se penchant en avant, elle posa le gobelet sur la table en os sculpté.

— Pourquoi êtes-vous venu me voir aujourd’hui ? demanda-t-elle à l’avatar.

Le représentant du vaisseau prit un air surpris. Il avait failli, se dit Dajeil, renverser son infusion.

— Pour prendre de vos nouvelles, répondit-il vivement.

Elle soupira.

— Bon. Nous venons d’établir que j’allais très bien, et…

— Et l’enfant ? demanda Amorphia en jetant un coup d’œil à son ventre.

Elle posa une main sur son abdomen.

— Il va… comme d’habitude, dit-elle d’une voix tranquille. Il est en parfaite santé.

— Très bien, fit Amorphia en enroulant ses longs bras autour de son torse et en croisant les jambes.

Puis il s’abîma de nouveau dans la contemplation des écrans.

Dajeil commençait à perdre patience.

— Amorphia, qui parlez au nom du vaisseau, que se passe-t-il donc ?

L’avatar jeta à la femme un étrange regard, à la fois perdu et farouche, et un instant, elle se demanda ce qui n’allait pas, si le vaisseau était en proie à une terrible avarie, à une dissension, s’il était devenu complètement fou (après tout, certains de ses semblables le considéraient déjà, au mieux, comme à demi fou), et s’il avait laissé Amorphia livré à lui-même, avec les moyens inadéquats dont il disposait ?

L’avatar vêtu de noir se leva alors de son siège et marcha jusqu’à la petite fenêtre qui donnait sur la mer, écartant les rideaux pour examiner la vue. Plaçant ses mains sur ses bras, dans une étreinte singulière, il murmura :

— Tout va peut-être changer, Dajeil.

Il avait parlé d’une voix caverneuse, en s’adressant apparemment à la fenêtre. Puis il se tourna quelques instants vers Dajeil, et croisa ses mains dans son dos avant de continuer :

— La mer va peut-être devenir comme de la pierre ou de l’acier, et le ciel aussi. Vous et moi, nous devrons peut-être nous séparer.

Il la regarda, puis s’approcha du divan où elle était assise pour prendre place à l’autre bout. C’est à peine si son corps maigre s’imprima en creux sur le coussin. Il la regarda dans les yeux.

— De la pierre ? répéta Dajeil.

Elle s’inquiétait pour de bon de la santé mentale de l’avatar et du vaisseau qui le contrôlait.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

— Nous… c’est-à-dire le vaisseau…, commença Amorphia en plaçant une main à plat sur son torse, nous allons peut-être avoir enfin… quelque chose à faire.

— Quelque chose à faire ? Quelle sorte de chose ?

— Quelque chose qui va exiger un changement complet de notre monde intérieur, fit l’avatar. Que nous mettions, pour le moins, nos hôtes animés en suspension avec tous les autres – avec une exception en ce qui vous concerne –, et puis que nous laissions, peut-être, tous nos hôtes – je dis bien tous – derrière nous, dans des habitats appropriés différents.

— Moi aussi ?

— Vous aussi, Dajeil.

— Je vois.

Elle hocha la tête. Quitter la tour. Quitter le vaisseau. Quelle fin soudaine, songea-t-elle, à mon isolement protégé…

— Et vous, pendant ce temps ? demanda-t-elle. Vous allez faire quoi ?

— Quelque chose, lui dit Amorphia, sans le moindre soupçon d’ironie.

Elle eut un petit sourire.

— Quelque chose que vous ne voulez pas me dire.

— Que je ne peux pas vous dire.

— Parce que ?

— Parce que je l’ignore encore moi-même.

— Ah !

Elle médita quelques instants. Puis elle se leva pour marcher jusqu’à l’un des écrans holos, où une caméra-drone pistait sur des hauts-fonds marins un banc de raies triangulaires aux ailes mauves diaprées de lumière. Elle connaissait également ce banc ; elle avait observé trois générations successives de ces énormes créatures pacifiques, qu’elle avait vues vivre et mourir ; elle les avait observées et elle avait nagé en leur compagnie, et avait assisté, une fois, à la naissance d’un petit.

Les gigantesques ailes mauves battaient lentement, leurs extrémités soulevant régulièrement de petits tourbillons de sable doré.

— Pour un changement, on peut dire que c’en est un, murmura Dajeil.

— En effet, approuva l’avatar, qui marqua une pause avant d’ajouter : Et cela introduira probablement un bouleversement dans votre situation.

Elle se tourna pour regarder la créature qui, sans ciller, l’observait intensément de ses grands yeux.

— Un bouleversement ? demanda Dajeil d’une voix qui trahissait son trouble.

Elle se toucha de nouveau le ventre. Puis, cillant des paupières, elle regarda sa main comme si elle aussi l’avait trahie.

— Je ne peux pas en avoir la certitude, admit Amorphia, mais c’est une possibilité.

Dajeil ôta son bandeau et secoua la tête, libérant son ample chevelure noire qui lui couvrit le visage tandis qu’elle marchait de long en large dans la pièce.

— Je vois, dit-elle en levant les yeux pour regarder la coupole de la tour, à présent mouchetée d’une pluie fine et régulière. Et quand cela va-t-il se passer ? demanda-t-elle en s’adossant au mur des écrans, les yeux rivés sur l’avatar.

— Il y a déjà eu quelques petits changements, sans conséquence, mais susceptibles de nous faire gagner du temps plus tard. Le reste suivra. Peut-être dans un jour ou deux, peut-être une semaine ou deux… si vous êtes d’accord.

Elle médita un instant ces paroles, plusieurs expressions se succédant sur son visage, puis demanda avec un sourire :

— Vous voulez dire que vous avez besoin de ma permission ?

— En quelque sorte, murmura le représentant du vaisseau en baissant les yeux pour contempler ses ongles.

Dajeil le laissa faire un moment, puis déclara d’une voix ferme :

— Vaisseau, vous vous êtes bien occupé de moi, vous m’avez supportée… (elle fit un effort pour sourire à la créature en noir, bien qu’elle fit toujours mine d’étudier ses ongles), vous avez accepté mes caprices pendant tout ce temps, et je ne saurai jamais vous exprimer suffisamment ma gratitude, ni espérer vous payer de retour, mais il m’est tout à fait impossible de prendre vos décisions pour vous. C’est à vous seul qu’il appartient d’agir comme vous le jugerez bon.

La créature releva immédiatement la tête.

— Dans ce cas, dit-elle, nous allons commencer à étiqueter toute la faune. Cela facilitera les opérations de regroupement le moment venu. Il faudra encore quelques jours, par la suite, pour amorcer le processus de transformation. À partir de là… (l’avatar haussa les épaules, c’était le geste le plus humain qu’elle l’eût jamais vu faire), vingt ou trente jours s’écouleront peut-être avant que… avant qu’une résolution quelconque puisse être prise. Difficile à dire, je vous le répète.

Dajeil croisa les bras sur la rotondité de sa grossesse ancienne de quarante ans et autoperpétuée. Elle hocha lentement la tête.

— Merci de m’avoir dit tout ça, en tout cas, murmura-t-elle. Elle lui adressa un sourire insincère et s’aperçut tout à coup qu’elle n’était plus capable de maîtriser ses émotions. À travers ses larmes et ses boucles noires pendantes, elle regarda la créature aux membres démesurés assise sur son divan et murmura :

— Vous devez avoir des choses à faire, non ?

 

Du haut de la tour battue par la pluie, elle regarda l’avatar en train de reprendre en sens inverse l’étroite allée qui traversait la prairie maritime chichement plantée d’arbres jusqu’au pied de la falaise de deux mille mètres de haut. Celle-ci était bordée d’éboulis abrupts. La mince silhouette noire, qui remplissait la moitié de son champ de vision et avait un maximum de grain en raison de l’agrandissement extrême, finit par disparaître derrière un gros rocher à la base de la falaise. Dajeil laissa ses muscles oculaires se relaxer pendant qu’une séquence de procédures quasi instinctives prenait fin dans son cerveau. La vue redevint normale.

Dajeil leva les yeux vers le ciel nuageux. Un vol de cerfs-volants carrés était en suspens dans l’air juste au-dessous du plafond des nuages, à la verticale de la tour. Les formes noires aux coins carrés étaient immobiles contre la grisaille, comme des sentinelles chargées de veiller sur elle.

Elle essaya d’imaginer ce qu’ils ressentaient tous, ce qu’ils savaient au juste. Il existait des moyens de se brancher directement sur leurs esprits, des moyens que l’on n’utilisait virtuellement jamais avec les humains et dont l’emploi, même sur des animaux, était généralement mal vu en relation avec l’intelligence de la créature visée. Mais ces moyens existaient, et le vaisseau la laisserait s’en servir si elle le lui demandait. Il avait également la possibilité de simuler avec une précision presque parfaite les sensations de ces créatures. Elle avait utilisé la technique assez souvent pour que l’équivalent humain de ce processus d’imitation s’implante dans son propre esprit, et c’était ce processus qu’elle tentait à présent d’invoquer, mais sans grand succès, comme elle s’en aperçut bientôt ; elle était trop agitée, trop distraite par ce que lui avait dit Amorphia, pour être capable de se concentrer efficacement.

En désespoir de cause, elle s’efforça d’imaginer le vaisseau dans son ensemble avec la même technique, en se remémorant les occasions où elle l’avait vu globalement à partir de ses machines télécommandées et où elle en avait fait le tour à bord d’engins volants. Elle essayait de se représenter les changements auxquels il était déjà en train de se préparer. Elle supposait qu’ils seraient imperceptibles à partir des distances auxquelles on pouvait le voir dans son ensemble.

Elle jeta un regard circulaire à la haute falaise, aux nuages, à la mer et à la noirceur du ciel. Son tour d’horizon englobait les vagues, les plaines maritimes et les marais saumâtres au pied des éboulis et de la falaise.

Elle se massa machinalement le ventre, comme elle le faisait depuis près de quarante ans à présent. Elle médita sur la relativité des choses et sur la rapidité des changements à prévoir, même dans des domaines qui avaient semblé figés pour l’éternité.

Elle ne savait que trop bien, cependant, que, plus on imagine que quelque chose est immuable, plus on s’expose à le trouver un jour éphémère.

Elle eut soudain une conscience aiguë de la place qu’elle occupait ici, de sa position. Elle se vit, ainsi que la tour, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du vaisseau ; à l’extérieur de sa coque principale, distincte, délimitée, droite et exactement mesurable en kilomètres, mais tout de même à l’intérieur de la gigantesque enveloppe d’eau, d’air et de gaz qu’il retenait dans ses multiples couches de champs. (Elle imaginait parfois ces champs de force comme les jupons, cerceaux et crinolines à volants et dentelles d’une robe d’apparat ancienne.) Un bloc de matière et d’énergie flottant dans une gigantesque louche d’eau de mer, en grande partie exposé à l’air et aux nuages formant la couche intermédiaire autour de laquelle la ligne-soleil, chaque jour, pivotait, masse entièrement coiffée par le vaste dôme de chaleur féroce, de pressions colossales et de gravité écrasante simulant les conditions d’une planète géante gazeuse. Un antre, une caverne, une coque creuse de cent kilomètres de long, lancée comme un bolide à travers l’espace, avec pour noyau plat géant le vaisseau. C’était un vrai noyau, un monde dans un monde, où elle n’avait pas mis les pieds durant trente-neuf de ses quarante immuables années, n’ayant aucun désir de revoir jamais ces catacombes infinies abritant des morts-vivants silencieux.

Un changement total, se disait-elle. Et la mer et le ciel allaient devenir de pierre ou d’acier…

L’oiseau noir Gravious se posa à côté de sa main sur le parapet de pierre de la tour.

— Qu’est-ce qui se passe ? croassa-t-il. Il se passe quelque chose, je le sens. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ici ?

— Bah ! Demande au vaisseau, dit-elle.

— Déjà fait. Sa seule réponse, c’est qu’il y a des changements qui se préparent, que ça nous plaise ou non.

L’oiseau secoua une seule fois la tête, comme pour déloger de son bec quelque chose de dégoûtant.

— J’aime pas les changements ! couina-t-il en faisant pivoter son cou pour fixer la femme de ses petits yeux en forme de boule. Quelle sorte de changements, de toute manière ? Hein ? À quoi faut-il s’attendre ? Il t’a dit quelque chose ?

Elle secoua la tête.

— Non, dit-elle sans regarder l’oiseau. Pas vraiment.

— Ah bon !

L’oiseau continua de la fixer durant un moment, puis fit de nouveau pivoter son cou pour regarder en direction des marais saumâtres. Dans un ébrouement d’ailes, il se dressa sur ses pattes noires et graciles en disant :

— Bon, l’hiver arrive. Peux pas m’attarder davantage. Feriez mieux d’vous préparer. (Il se laissa tomber dans le vide.) Pour c’que ça peut servir, l’entendit-elle murmurer pour lui-même tandis qu’il dépliait ses ailes pour incurver son vol.

Dajeil Gelian leva de nouveau la tête vers les nuages et le ciel au-delà. Tout cela qui allait changer. Et la mer et le ciel qui allaient devenir comme de la pierre ou de l’acier… Elle secoua de nouveau la tête en se demandant quelles circonstances extrêmes avaient bien pu galvaniser à ce point le grand vaisseau qui lui servait depuis si longtemps de maison et d’abri.

N’importe. Au bout de quarante ans de cet exil interne qu’elle s’était elle-même imposé, où le vaisseau avait suivi son propre parcours fantasque dans les limites des zones de désolation recherchées faisant partie de l’Ultériorité de la civilisation et où il avait fonctionné, de manière parfaitement notoire, comme réceptacle d’âmes en repos et de très gros animaux, il semblait que le Véhicule Système Général Service Couchettes fût de nouveau en train de penser et d’agir comme un vaisseau appartenant à la Culture.

Excession
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